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De l’intérêt de la Soustraction en Management

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Depuis Marcel Duchamp et quelques autres précurseurs des années trente, un vaste mouvement s’est développé dans la peinture et dans d’autres formes artistiques, consistant à aller à l’essentiel du trait, de la couleur, ou de la forme musicale. En un mot, à en faire moins, à développer la « soustraction » et ce faisant à réinterroger les codes de l’art, du rapport entre l’artiste – l’œuvre – le spectateur, entre création et représentation, et à faire vivre le concept  de « LESS IS MORE ».

Certains ont poussé cette recherche à des formes extrêmes d’œuvres minimales, par exemple des morceaux de musique très courts (de 3 ou 4 secondes) ou à des modulations autour d’une note ou d’une vibration permettant à l’auditeur de construire avec sa perception et ses projections, son propre ressenti d’émotions et de réflexions, voire de méditation. Ces démarches connaissent un nouvel essor à l’époque du trop plein, du surplus d’information, de signes, de consommation dans laquelle nous vivons.

En quoi ces démarches interrogent-elles le dirigeant dans sa pratique professionnelle, dans quelle mesure en faire moins peut-il nous aider à faire mieux ? Nous verrons que la question mérite d’être posée, et ceci dans de multiples champs d’application, que ce soit dans la stratégie, la conduite du changement ou encore le rapport au temps.

La définition d’un concept stratégique par exemple ne consiste pas à tout prévoir avec précision. La pertinence commande au contraire de définir avec netteté ce à quoi on décide de renoncer pour mieux consacrer ses forces à l’essentiel, par exemple à l’innovation qui portera le destin futur de l’entreprise. Cette attitude est éminemment plus ardue que de continuer à rejouer le passé. Tout un chacun peut le vérifier, car si on nous demande de supprimer certaines des tâches que nous faisons régulièrement, nous avons tous énormément de mal. Nous arrivons à grand peine à trouver 5 % de tâches ou d’activité auxquelles nous pouvons rationnellement renoncer, car l’esprit humain est ainsi fait qu’il considère comme important ce qu’il voit souvent. Choisir c’est renoncer, définir une stratégie porteuse d’avenir c’est être capable de concentrer véritablement son attention, ses efforts, son temps et de soutenir ce qui modifiera en profondeur notre chaîne de création de valeur future, quitte à remettre en question le fonctionnement du système de production, de management, d’incentives actuels. Et ceci est d’abord l’affaire du dirigeant, de sa capacité à se remettre en question, à rêver le futur, à soutenir des dynamiques créatrices, à co-créer avec ses clients et partenaires..

Les exemples dans ce domaine sont légion, et les grandes entreprises ont compris ces dernières années avec l’accélération des innovations du fait notamment de la digitalisation, que la vitesse de remise en question des business modèles était bien l’affaire des dirigeants. La question de la coopération avec des start-up – alors même qu’elles ne représentent au début presque rien en termes de chiffres d’affaires – est devenue l’objet de l’attention de la Direction Générale là où il y a peu c’était encore l’affaire du  département Recherche et Développement.

Définir une stratégie ne consiste pas pour un dirigeant à faire un peu de tout mais à focaliser son attention sur les graines, les flux et les nœuds d’information porteurs d’avenir.

Cette conversion du regard et de l’intention du dirigeant concerne aussi la conduite du changement. Le leadership héroïque consistant pour le dirigeant à porter seul sur ses épaules le poids du monde, à décider de tout en dernier ressort, à concentrer sur sa personne tous les leviers du pouvoir pouvait se justifier à l’époque de la rationalisation industrielle d’essence taylorienne et d’une certaine idée de croissance et de progrès mais n’est plus en phase avec la réalité actuelle. Là aussi la « soustraction » devient nécessité. Décider aujourd’hui n’est plus s’occuper de tout mais encourager des décisions naturelles au plus prêt du terrain, concentrer son attention sur l’essentiel, par exemple sur les formes d’organisation et les compétences favorisant l’innovation. Décider aujourd’hui, c’est s’autoriser voire renoncer à ne pas décider mais à favoriser la décision plus pertinente de ses collaborateurs.

Dans son rapport au temps aussi, le dirigeant gagne à ne parfois rien faire, à se soustraire à la course, à la dispersion, au stress, pour se ressourcer et pour favoriser le ressourcement de ses équipes. Là aussi en faire moins, c’est respirer, rêver plus que raisonner et se centrer sur l’essentiel.

Mais la soustraction n’est pas facile et nécessite un apprentissage, une conversion du regard sur soi, sur son rapport aux autres et au monde. C’est pour le dirigeant découvrir de nouvelles formes d’organisation, croire en la fertilisation croisée, au métissage, faire confiance et se faire confiance. Un vaste programme qui en France n’est pas suffisamment valorisé dans les parcours de formation ni dans les codes sociaux mais qui progressivement gagne en nécessité.

En faire moins comme l’éloge de la paresse, est une exigence, une concentration, une attention aux choses subtiles et essentielles qui font la différence, créent de l’harmonie, du sens, et des futurs possibles.

Gérard Roth, Paris, le 26 Novembre 2015.

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