
La mobilité de l’économie, la multiplication des facteurs de ruptures nécessitent un nouveau type de management dans l’entreprise. Anticiper, poser un diagnostic fiable pour orienter, mener le changement et faire partager sa vision, voilà les enjeux du dirigeant d’aujourd’hui. Profession dirigeant – De la conception du changement à l’action (Dunod, 2007) de Gérard Roth et Michal Kurtyka, décrit de façon complète les étapes de l’action stratégique du dirigeant. Étayé par des outils et des grilles d’analyse mis au point par deux praticiens du management, c’est à la fois un guide de référence et un outil de réflexion pour les managers, et au-delà, les étudiants et ceux que le management passionne.
1/ Votre livre inscrit-il la stratégie au cœur du management ?
Cet ouvrage concerne tous les aspects du management ; nous y proposons beaucoup d’outils, mais aussi de références théoriques, et nous y donnons notre avis de praticiens du management. Ce qui nous intéresse, c’est de couvrir l’ensemble de la démarche stratégique, de la conception à la mise en œuvre, où chaque pas est important. Ce faisant, nous n’oublions pas la dimension humaine qui est très forte et à laquelle la pression du court terme ne laisse souvent que peu de place. La démarche stratégique doit donner du sens et une dimension « temps » plus longue pour savoir où l’on va, comment on y va et qui on « embarque » dans cette démarche, afin que le personnel puisse enrichir et contribuer au développement de l’entreprise.
J’ai proposé à un ami polonais, Michal Kurtyka, de co-écrire ce livre, car il y a dans les pays de l’Est une problématique particulière à prendre en compte : la culture managériale dans ces pays est peu participative. Par exemple, le mot « animer » au sens d’animer une équipe, n’existe pas dans la langue polonaise. Un chef polonais commande, dirige, mais « n’anime pas ». Plus globalement, la culture managériale « moderne » des pays de l’Est est encore assez récente. Et la plupart des livres sont des traductions de manuels de management américains. D’ailleurs, même en France, on se base souvent sur des livres de management américains traduits, or on ne peut pas plaquer un système de valeurs sur un autre trop différent. Notre livre répond à cette ambition de contribuer à créer, également pour les pays de l’Est, une réflexion managériale structurée qui soit en cohérence avec notre système de valeurs européen.
2/ La démarche stratégique suppose-t-elle toujours le mouvement ? Le dirigeant doit-il périodiquement mener des actions en ce sens ?
La démarche stratégique n’est de toute façon jamais figée, car la mondialisation entraîne des ruptures, des itérations. Quand on veut mettre en œuvre une stratégie on est en réflexion et en apprentissage constant sur la base de l’existant. Cela suppose une prédisposition intellectuelle pour ne pas considérer que les choses soient figées.
Ici, la notion de dissonance est importante, car lorsque l’on définit une stratégie on fait un essai de mise en œuvre : si l’on va trop vite, si l’on manque de clarté, si l’on ne prend pas en compte les gens, les systèmes de valeurs, on accumule obligatoirement des handicaps. Les dissonances peuvent aussi provenir de crises et de facteurs de rupture. Aujourd’hui, l’entreprise doit faire face à des crises techniques, médiatiques, elle est soumise aux ruptures que représentent Internet, la virtualisation de la réalité, les changements technologiques, l’importance de l’émotionnel, l’éclatement de la chaîne de valeur à l’échelle planétaire, etc. Ces ruptures impactent, agissent et entraînent parfois des dissonances…
Il y a dissonance aussi lorsque par exemple l’on met en place une nouvelle stratégie sans adapter le système de management, ou bien lorsque la culture de l’entreprise est sclérosée et que les salariés sont crispés et fermés au changement qu’introduit la nouvelle stratégie. Le manager doit réduire les dissonances les plus critiques sans pouvoir toutes les supprimer.
Le dirigeant doit faire bouger les choses, mais il ne faut pas se lancer dans une boulimie de changement et il convient aussi de respecter les rythmes supportables par l’entreprise. La notion de temps est d’ailleurs liée au secteur et au contexte. Parfois il faut introduire des ruptures – par exemple, si la concurrence produit à des coûts inférieurs de 30 %, il est nécessaire de changer – mais ensuite on doit revenir à un rythme normal. Nous sommes plutôt partisans d’adapter les choses en continu plutôt que de tout bouleverser sans cesse.
Le PDG doit aussi rester vigilant pour que les ressources humaines soient en cohérence avec la stratégie, pour qu’elles soient aussi acteurs, il doit définir les compétences dont l’entreprise a besoin, il doit adapter le système de management et donner du sens.
3/ Cette démarche peut-elle aussi se mener au sein d’une PME ?
Oui et non… Oui, car le principe d’une démarche stratégique peut même se mener au niveau d’un individu. On peut ainsi définir ses propres objectifs personnels ainsi que ses critères de mesure, ses tableaux de bord personnels. De même, la démarche stratégique peut s’appliquer à une petite PME en en gardant l’esprit, bien sûr il ne s’agira pas de tomber dans des lourdeurs administratives. Cela pourrait consister par exemple à associer les collaborateurs d’une PME à la réflexion sur l’avenir de leur entreprise, alors que très souvent le PDG, parfois égocentrique, pense détenir toute la vérité à lui seul. La démarche stratégique peut alors consister à établir un diagnostic à partir d’une lecture de la réalité en fonction d’un certain nombre de grilles et à faire valider la synthèse par les collaborateurs.
De même, une petite entreprise, doit toujours réfléchir à son positionnement, ses points forts, ceux des concurrents, s’interroger pour savoir si elle doit faire des alliances avec d’autres, quelles ruptures vont arriver, sa structure de capital est elle assez solide ? Est-elle assez innovante ? Quelles sont ses gammes de produits, sur quoi marge-t-elle ? Le système de pilotage est-il assez réactif ? N’est-il pas nécessaire d’embaucher… ? Le dirigeant qui est une des pièces clés, voyage-t-il suffisamment ?, est -il assez ouvert sur le monde et à l’affût des nouveautés ? Bien entendu, une PME ne doit pas se doter d’outils managériaux ou de reporting lourds, et à condition d’en garder l’esprit, sans tomber dans des excès de formalisme, la démarche stratégique est parfaitement adaptée aux petites entreprises.
4/ Quelles sont les étapes du management stratégique ?
C’est un livre chronologique. On y aborde d’abord le diagnostic en s’appuyant sur l’approche systémique et analytique, avec l’aide d’outils et de grilles de diagnostic. Puis on poursuit par la synthèse du diagnostic permettant de dégager les enjeux stratégiques de l’entreprise, avant d’aborder la vision et le concept stratégique futur. La synthèse du diagnostic permet de définir les enjeux stratégiques, puis de dégager un concept stratégique en se posant les questions sur les six points suivants : est-ce que le périmètre de l’entreprise est toujours adapté ? La valeur apportée aux clients par notre offre produits est-elle satisfaisante ? Doit-on remettre en cause le système d’organisation ? A -t-on besoin de faire évoluer les compétences, a-t-on besoin de nouvelles compétences ? Quels résultats attend-on ? Et quels sont les facteurs clés du succès ?
Quand on a défini le concept stratégique, il faut essayer de mettre en œuvre le changement ainsi voulu, de définir la tactique de déploiement, d’adapter le système de management, etc.
Trop d’entreprises actuellement, sous-traitent à des cabinets de consultants externes, la réflexion sur la stratégie de l’entreprise. Or, l’essence même du dirigeant est de donner le sens, de porter la stratégie, d’être responsable de milliers de personnes. Nous pensons qu’il faut utiliser des cabinets, mais pas sous-traiter ce qui est au cœur de la responsabilité du dirigeant et de son équipe. Avant de lancer une démarche stratégique, le dirigeant doit d’ailleurs d’abord définir qui fera partie de l’équipe centrale de conduite du changement.
5/ Y a-t-il des étapes plus déterminantes que d’autres dans la réussite de cette démarche ?
– Il faut mesurer à intervalle régulier le chemin parcouru et communiquer sur les premiers résultats, ce qui permet de mettre les choses en perspective, donne confiance aux collaborateurs et enracine le processus de changement. Il ne s’agit bien entendu pas de mesurer technocratiquement, mais de donner du sens. En gardant toujours présente la dimension humaine, parce que la finalité de l’entreprise englobe les hommes.
– Il faut ensuite mener des audits managériaux : le dirigeant et son équipe descendent sur le terrain pour se rendre compte eux-mêmes si la nouvelle ligne stratégique est bien suivie, si elle prend corps dans les processus managériaux. Cela rend la démarche crédible. Cela permet de voir s’il y a une cohérence entre le discours et la réalité. Il s’agit de vérifier sur le terrain si au-delà des discours, les cadres et responsables intermédiaires mettent bien en œuvre la nouvelle stratégie.
– Il y a aussi une attitude permanente qui est créative et qui correspond plutôt à l’éveil : c’est l’observation, l’ouverture, la curiosité, pour regarder comment les autres font.
6/ Faut-il associer la DRH au préalable pour qu’elle agisse en amont auprès des équipes (formation, pédagogie…) ?
Les DRH sont au cœur de la stratégie mais pas au préalable. Elles doivent être en cohérence avec la stratégie de l’entreprise. En fonction de la stratégie, elles doivent être associées pour étudier ce qu’il faut modifier, améliorer, voire supprimer, faire le point des compétences nécessaires, voire des macro compétences.
Il peut arriver également qu’il faille introduire une rupture, comme en cas de rachat ou de fusion par exemple. La problématique RH est alors différente. Il faut par exemple éviter que l’entreprise qui rachète soit trop dominante, mais travailler à la fusion des méthodes et des cultures, bref créer une troisième entreprise à partir des deux premières et non pas seulement faire avaler l’une par l’autre !
Il faut donc travailler en liaison avec la DRH, l’associer à la stratégie et favoriser le développement des collaborateurs pour les fidéliser. Il devient, en effet de plus en plus nécessaire de faire évoluer ses collaborateurs, de les former et de les garder dans l’entreprise, pour qu’ils soient pleinement acteurs de la qualité des services au client.
7/ Vous distinguez six profils de dirigeants. Lequel serait le mieux adapté à cette démarche ?
Autrefois, le profil du type « manager opérationnel » et « entrepreneur » représentaient la voie royale du dirigeant. Il y a désormais d’autres catégories :
– le manageur intégrateur, indispensable désormais à l’évolution des grandes entreprises, là où la notion d’intégration de cultures différentes, de perceptions différentes d’un pays à l’autre est à prendre en compte, quand il faut développer des synergies entre les services ou créer de la valeur ajoutée en faisant coopérer des entités aux métiers différents ;
– l’expert de haut niveau répond à un besoin essentiel dans certaines organisations faisant appel à des technologies ou des savoirs pointus ;
– le manager de dirigeants qui a une vraie capacité à orienter l’action et à contrôler l’efficacité opérationnelle tout en encadrant les dirigeants placés sous sa responsabilité ;
– le Top leader est à la fois entrepreneur et dirigeant de dirigeants. Doté d’un sens politique et stratégique, il a une vraie vision du futur de l’entreprise mais aussi une capacité à faire évoluer l’entreprise dans sa globalité.
8/ Quels outils peuvent aider le dirigeant dans la conception de sa stratégie ?
– Il faut d’abord constituer une équipe pour se mettre à l’écoute de l’entreprise, observer, faire confiance aux gens, créer des groupes de travail qui réfléchissent. À ce stade, le manager doit se mettre en retrait pour mieux enrichir sa propre vision. Le risque qui le guette, c’est de penser qu’il sait tout… En effet, il s’agit souvent de personnalités fortes qui veulent imprimer leur marque.
– Or, le dirigeant doit plutôt permettre l’émergence de réflexions qui ne soient pas « calquées » sur ses propres réflexions. Il doit lutter contre ses propres grilles de lecture. Au-delà des outils, il y a la conception même de la démarche de changement : une fois la démarche lancée, le dirigeant doit se mettre en retrait pour que ses collaborateurs s’approprient cette démarche. Bien sûr il ne sera pas passif et interviendra aux moments critiques, mais il ne stérilisera pas le processus par une présence trop prégnante. De ce point de vue, il y a une grande différence entre les jeunes dirigeants et ceux qui sont plus expérimentés. Car quand on a dirigé plusieurs fois, on a un autre rapport à son ego… On sait que ce qui compte, c’est la réussite collective sur la durée, et non pas les feux de paille ou les exaltations de son moi !
9/ Comment avez-vous organisé cet ouvrage ?
Il a été construit dans la chronologie de l’action à mener avec, à la fin, la présentation de différentes théories du management et de questions qui se posent de nos jours au dirigeant. En fait, ce livre se positionne à la croisée de la théorie et de l’action. Je finis sur la théorie et la production de sens, car cette tension entre la théorie et l’action est enrichissante. Personnellement, je trouve que nous avons là une piste de recherche et de perfectionnement infini, qui permet au dirigeant de s’accomplir non seulement comme producteur de résultats, mais aussi comme homme, créateur de sens pour lui-même et pour/avec ses collaborateurs. Cet ouvrage a été écrit sur plusieurs années, il est le fruit d’une certaine maturation et d’une décantation et non pas d’un copiage facile. Ce qui nous a intéressé, Michal Kurtyka et moi, c’est de confronter nos expériences et de réfléchir de manière la plus autonome possible.
10/ En dehors des dirigeants, présents ou futurs, à quel public ce livre peut-il être conseillé ?
À tous ceux qui sont dans le management, à quelque niveau que ce soit. Ce livre est d’ailleurs modulaire, il contient des grilles, des exemples et des synthèses ce qui permet de le parcourir sur un mode plus ou moins approfondi.
Il intéressera aussi les étudiants – les étudiants en management, mais aussi les étudiants en sociologie.
Bien sûr, il s’adresse d’abord aux professionnels, à ceux qui pratiquent, qui s’interrogent sur leur pratique et qui veulent progresser en se remettant en question.
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