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Le règne de l’incertitude

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La multiplication des variants du coronavirus a douché nos espoirs de retrouver rapidement notre mode de vie antérieur. Cette situation conduit à prolonger le sentiment d’incertitude et à s’interroger sur notre mode de vie futur. Cette question de l’incertitude n’est certes pas nouvelle mais la pandémie et son traitement médiatique l’ont rendu omniprésente au point de saturer l’espace mental. Cette perception plus prégnante agit sur notre rapport au monde, nos priorités, notre manière de vivre et d’interagir avec autrui. Nous avons ainsi le sentiment d’être entrés en peu de temps dans une ère nouvelle qu’il est intéressant d’analyser sachant que le Covid et ses multiples conséquences risquent de nous accaparer ces prochaines années.

Ce contexte est encore plus prégnant pour les jeunes et les adultes en devenir. En effet, comment construire sa relation à autrui, s’insérer professionnellement ou adhérer à une démarche collective lorsque le risque sanitaire et ses interdits imprègnent le quotidien ? Cette interrogation a aussi de vastes prolongements psychologiques, sociaux et politiques sur lesquels nous manquons encore de recul mais les effets déjà perceptibles permettent de formuler des hypothèses, en termes de risques comme d’opportunités.

Le constat que nous formulons puise bien entendu ses racines dans l’évolution accélérée du monde ces deux dernières décennies. Au même titre, le contexte actuel constitue le terreau des crises futures qui ne manqueront pas de survenir. L’objet de cet essai de mise en perspective est ainsi de dégager quelques réflexions sur la crise actuelle et celles à venir, sur notre capacité à y faire face et sur les aptitudes à développer face à l’incertitude croissante.

L’accélération exponentielle du changement,

Depuis le début des années 2000, la révolution numérique a produit une accélération technologique sans précédent, accompagnée d’innovations de rupture diffusées à l’échelle planétaire quasi instantanément. Pensons par exemple au stockage de données, à l’explosion des flux d’information et d’images, au développement de la robotique, aux débuts de l’hybridation homme-machine, à l’intelligence artificielle auto-apprenante et aux algorithmes, à l’ingénierie génétique ou au trading financier à haute fréquence, etc.

Les conséquences en furent tout aussi rapides et nous avons assisté en 20 ans à la déstructuration de pans entiers de l’industrie et des services, et dans le même temps à la création de nouveaux champions mondiaux ex nihilo. Notre époque semble engagée dans un phénomène d’auto-accélération irrépressible. Les progrès réalisés en deux décennies sont incroyables et inquiétants à la fois : nous en profitons tous au quotidien – notamment dans les pays développés – mais nous en subissons aussi les inconvénients. Ce bouillonnement a profondément impacté notre relation au travail, à l’apprentissage et à la transmission des savoirs, à la frontière entre vie professionnelle et privée. Dans les entreprises, la nécessité d’actualiser rapidement les business modèles et les organisations a également produit son lot de stress, de burn out et d’exclus. Le déferlement permanent d’informations et d’images affecte notre capacité à penser par nous-mêmes, à mémoriser, notre rapport à la culture et à notre identité.

Le tsunami auquel nous assistons nous interpelle dans de nombreux domaines : comment préserver les droits et les libertés face à la traçabilité généralisée et à la cybercriminalité ? Quel sera le devenir de l’homme face à « l’infobésité » ? Où nous conduira cette forme d’hypnose digitale des enfants et des adultes rivés à leurs écrans plusieurs heures par jour ? Allons-nous passer comme le craignent certains, du statut d’humain avec une pensée réputée autonome[1] à celui de marionnette digitalement conditionnée dans notre de recherche de partenaire, nos désirs d’achat, dans notre accès à la connaissance et aux loisirs ?

L’évolution technologique, notamment celle de l’ingénierie génétique, est-elle encore maîtrisable ? Les réflexions éthiques et leurs traductions législatives et règlementaires arrivent-elles encore à canaliser le mouvement ou sont-elles systématiquement dépassées par la réalité ? Les atteintes croissantes à l’environnement et la destruction continue de la biodiversité permettent-elles encore une voie de sortie pour l’humanité ?  La compétition économique mondiale conduira-t-elle à de nouveaux conflits armés entre grandes puissances rivales ? Toutes ces interrogations et ces risques faisaient déjà partie de notre quotidien avant le Covid mais ils étaient souvent perçus comme lointains et sans impact immédiat sur notre mode de vie ; ils ne remettaient pas en question notre propension à vouloir disposer de tout, tout-de suite, ni nos habitudes de mobilité effrénée des biens et des personnes qui ont facilité la diffusion planétaire du coronavirus.

Qu’avons-nous appris du Covid ?

Un rapide aperçu des enseignements à tirer de la pandémie paraît s’imposer compte tenu de la dimension tout autant planétaire, nationale, locale que personnelle de cette crise :

  • Une capacité des pays riches à éviter une crise économique grave à court terme

L’injection de liquidités massives par les banques centrales des pays développés, les plans de relance successifs et le recours à l’endettement massif des Etats les plus riches, ont dopé l’économie et la bourse à court terme et ont permis d’éviter une dépression profonde. Nous en subirons sûrement les conséquences de manière différée en termes d’inflation et de bulle financière mais pour l’instant les pays développés semblent tirer leur épingle du jeu sur le plan économique, alors que les pays émergents sortent plus fragilisés.

Cette injection massive de liquidités a aussi eu pour conséquence une flambée vertigineuse des cours de bourse : les valorisations boursières sont de plus en plus déconnectées de la création de valeur ajoutée des entreprises cotées augmentant du même coup la fragilité et l’exposition au risque de retournement. 

D’un point de vue macro-économique les incertitudes demeurent et sont intimement liées aux perspectives de sortie de la pandémie. En France notamment, nous continuons à vivre à crédit jusqu’aux élections présidentielles… Le « quoi qu’il en coûte » cher à notre Président a conduit à une gabegie sans précédent dans de nombreux secteurs d’activité et le travail au noir ne s’est jamais porté aussi bien.

Mais la pandémie a aussi eu des effets positifs sur l’accélération de la transformation des entreprises. Elle a nécessité un effort d’adaptation sans précédent des organisations, des chaines d’approvisionnement et logistiques, des modes de production, de travail, d’enseignement, etc. Elle a permis notamment de booster la digitalisation, et ses effets ont été immédiatement perceptibles dans l’explosion du e-commerce, de la consommation de loisirs, dans l’immobilier, etc.

  • Sur le plan de l’organisation et du rapport du travail,

Nul besoin d’insister sur l’apprentissage collectif et accéléré de nouveaux modes de travail que le Covid a provoqué. L’expérience forcée du télétravail a montré que dans de nombreux domaines, cela était non seulement possible mais souvent tout aussi efficace que le présentiel. Le télétravail s’est installé comme une pratique désormais établie et le restera sûrement. Les entreprises comme les salariés l’ont compris et intégré dans leurs réflexions d’organisation et dans leurs choix de vie : le marché immobilier des bureaux dans les grandes villes a rapidement baissé alors que le marché des maisons d’habitation dans les villes moyennes ne cesse d’augmenter…

  • Sur le plan du vécu collectif et individuel

Le Covid marque une forme de rupture dans la modernité par la limitation forcée des contacts sociaux et des déplacements mais aussi par l’expérience partagée de notre impuissance collective et par le rappel de la fragilité de la vie. Il a aussi conduit à une forme d’obéissance collective à des règles sanitaires contraignantes et à la mise en place d’un fonctionnement démocratique dégradé avec l’instauration de longues périodes d’Etat d’urgence.

  • L’expérience partagée de l’impuissance

Nous avons dû constater que malgré le progrès des sciences un événement majeur[2] impactant notre mode de vie pouvait survenir et que nous étions collectivement impuissants à le circonscrire. L’humanité moderne n’avait encore jamais fait cet apprentissage simultané à l’échelle planétaire. Le Covid a rendu intellectuellement présent à nos consciences que la survenue de l’impensable était possible. Cela devrait ouvrir notre horizon de pensée sur d’autres ruptures et catastrophes à venir et sur la nécessité politique d’agir par des politiques mondiales coordonnées.

  • La fragilité de la vie et le besoin d’être acteur de sa propre sécurité

La plupart d’entre nous connaissent une personne de leur entourage décédée du fait du virus. Ce rappel de la fragilité de la vie a développé la prise de conscience que chacun devait être acteur de sa propre sécurité et de celle de ses proches. Il est devenu évident que nous ne pouvions pas nous reposer uniquement sur la prévention collective ou des systèmes de soins qui malgré leur qualité ont montré leur incapacité à stopper la propagation du virus.  Cet apprentissage individuel est sûrement salutaire pour nous Européens et encore plus Français, habitués à être surprotégés et à tout attendre de l’Etat !

  • Le développement d’un sentiment paranoïde

La nécessité de se protéger personnellement a aussi déplacé le curseur de la relation à autrui. L’altérité ne peut plus être vécue uniquement dans le registre de l’ouverture, de l’enrichissement mutuel et du plaisir : l’autre est désormais perçu aussi comme une source de risque et un vecteur potentiel de contamination. Cela change profondément notre mode d’interaction sociale, nos manières de se saluer et nos manifestations d’affection. Le toucher est devenu suspect, y compris dans sa sphère familiale. La frustration de ne pas pouvoir embrasser ses enfants et petits-enfants a été durement ressentie par beaucoup (ou pire de ne pas être autorisé à visiter un proche en Ehpad ou à tenir la main d’un mourant du Covid).

  • L’observation de règles contraignantes et le malaise démocratique

Une très forte majorité a respecté les consignes contraignantes telles que le confinement, le port du masque, le passe-sanitaire, etc. Nous l’avons accepté par conscience d’une nécessité vitale de le faire mais force est de constater que L’Etat devient de plus en plus invasif dans notre vie quotidienne, allant jusqu’à nous dire comment nous moucher, tousser, saluer, … De même, nous avons accepté sans broncher l’état d’urgence donnant de larges pouvoirs à l’exécutif conduisant à un appauvrissement de la vie démocratique. Cette observation de règles contraignantes était sans conteste nécessaire dans le contexte de pandémie mais elle a plus joué sur le registre du contrôle et de l’infantilisation que sur celui de la confiance, de la proximité et de l’implication des corps intermédiaires. En France, en particulier, le mode de gouvernance jupitérienne allié à un manque d’anticipation a contribué à affaiblir la confiance des citoyens envers ses représentants. Cela a pu contribuer à alimenter des réflexes d’opposition aux mesures collectives et les théories complotistes.

La pandémie, ultime avertissement ?  

Au-delà de notre perception à court terme de la pandémie et de ses répercussions, elle pourrait servir d’ultime avertissement pour l’humanité et faciliter la prise de conscience sur la nécessité d’agir tant qu’il en est encore temps. Notre mode de vie et de consommation, avec la surexploitation des ressources de la nature, la réduction de la biodiversité, le réchauffement de la planète[3]permet d’entrevoir sans trop de difficultés d’autres crises graves à venir que nous aurons encore plus de mal à maitriser. Sur le plan politique et idéologique aussi les tensions sont actuellement exacerbées et peuvent dégénérer en crise.

  • L’évolution du Covid et l’apparition de nouveaux virus : la crainte des virologues est de voir apparaître des variants plus résistants et plus agressifs nécessitant de développer de nouveaux vaccins. Même en faisant confiance aux capacités de la recherche à trouver rapidement les vaccins adaptés, la production et la vaccination de milliards de doses risquerait de prendre beaucoup de temps, et donc de conduire à une mortalité très importante. Certains virologues craignent aussi l’apparition de nouveaux virusdu fait du réchauffement climatiqueou de zoonoses liées à la réduction de l’espace vital d’animaux sauvages porteurs de virus. Une des craintes concerne par exemple le dégel du permafrost et la libération de virus ou bactéries anciennes très dangereuses.
  • Le dérèglement climatique :le réchauffement de la planète va accélérer la désertification de certaines régions et accentuer les phénomènes climatiques plus violents (cyclones, inondations, montée des eaux, incendies, etc.) qui provoqueront des dizaines de millions de réfugiés. Cet exode est estimé par un rapport récent de la Banque Mondiale à 216 millions de personnes d’ici 2050 dont 88 Millions dans la seule région subsaharienne.
  • La guerre économique entre la Chine et les USA se propage sur d’autres fronts (volonté de contrôle militaire du Pacifique, rapprochement entre la Chine et la Russie, appui de la Chine à l’Iran, aux talibans afghans, renforcement des attaques cybernétiques, capacité de déstabilisation monétaire, etc.). Elle pourrait conduire à des conflits régionaux armés dont les conséquences économiques seraient importantes.
  • La montée des nationalismes, des tensions régionales en Europe, et du populismeconduira- t-elle à l’éclatement de l’Europe, à un retour de conflits armés aux frontières de l’Europe à moyen terme ? L’exemple récent des guerres dans les Balkans sur fond de tensions religieuses entre serbes, croates, bosniaques ne permet pas de l’exclure. Pensons aux évolutions non démocratiques de certains pays comme la Hongrie et la Pologne, et à l’incapacité de l’Europe de les enrayer. Pensons au retour de la volonté hégémonique russe qui se manifeste en Ukraine, en Biélorussie, et dans les pays baltes. Beaucoup de pays, et pas des moindres comme les Etats-Unis – vivent une crise de la représentation politique et se déchirent. La revendication outrancière de plus de libertés peut faire le lit du populisme, exacerber les tensions dans un pays et favoriser la montée de régimes totalitaires.
  • Le fanatisme religieux progresse partout et concerne toutes les religions : que ce soit l’islamisme combattant qui contribue à déstabiliser de nombreux pays subsahariens, le catholicisme intégriste en Pologne, l’hindouisme radical ou la religion orthodoxe alliée au pouvoir en Russie, l’évangélisme ultra-conservateur aux US, les exemples sont multiples. Cette dynamique a parfois été renforcée par des causes externes. L’interventionnisme et la défaite militaire américain en Irak, Syrie, Afghanistan ont contribué à créer une dynamique et un encouragement à la propagation du Djihad dans le monde.

Chacune de ces crises actuelles ou à venir nécessiterait des politiques coordonnées et une vision anticipatrice partagée à l’échelle mondiale. Nous en sommes loin…De combien de catastrophes l’humanité a-t-elle besoin pour en tirer des enseignements et modifier substantiellement son comportement ?

Le doute est permis tant les intérêts des Etats divergent mais l’exemple de la création de la Société des Nations après la première guerre mondiale, ou celle de l’ONU après 1945 a aussi montré que des prises de conscience mondiale étaient possibles et permettaient durant un certain temps de réguler autant que faire se peut les grands équilibres mondiaux pour éviter les affrontements majeurs. L’espoir est donc aussi permis, et la prise de conscience est aujourd’hui plus le fruit des réseaux sociaux que des discours politiques. La question climatique notamment est au cœur des préoccupations des jeunes générations et se reflète dans leurs choix de consommation et leur mode de vie. Les entreprises aussi ont compris qu’il leur fallait intégrer la dimension environnementale dans leurs choix stratégiques. Une métamorphose est en train de s’opérer dans tous les domaines et la prise de conscience de l’urgence d’agir de concert à l’échelle planétaire devient de plus en plus palpable. Cela suffira-t-il pour que les Etats s’engagent réellement dans des actions permettant d’enrayer les évolutions climatiques ?

Le règne de l’incertitude

Ce qui semble se dessiner c’est la permanence d’une grande incertitude dans tous les domaines, et la nécessité pour l’homme de s’adapter rapidement à des évolutions et des ruptures fortes qu’elles soient sanitaires, économiques, environnementales, politiques ou sociales. Il en est de même dans le domaine professionnel, dans l’évolution des compétences nécessaires, des modes de production, etc. Un vaste chantier qui concerne autant le domaine de l’éducation, de l’apprentissage tout au long de notre vie, le renouveau aussi d’une pratique politique et du vivre ensemble.

Un chantier que tous n’arriveront pas à suivre et qui conduira à grossir les rangs des exclus. La fracture entre pays développés et éternellement émergents semble – à la lumière des conséquences de la pandémie – ne pas se résorber. Il est ainsi probable que nous assistions de plus en plus à la coexistence de zones à fort développement cherchant à se replier sur elles-mêmes pour se protéger et de zones de désespérance cherchant à survivre. Mais comme les barrières ne résistent jamais longtemps, les tensions devraient être plus perceptibles y compris dans les pays développés. Sur un autre plan, les récents feux de forêt et cyclones survenus en Californie, à New York ou en Louisiane montrent que personne n’est à l’abri des conséquences des changements climatiques, même dans les pays les plus riches.

Ce règne de l’incertitude semble ainsi promis à un certain avenir. Ce n’est pas une raison suffisante pour ne pas agir et pour que sous la pression de l’opinion publique mondiale, des politiques coordonnées n’émergent pas de manière plus forte dans les années à venir. Ce n’est pas une raison non plus pour ne pas chercher à apporter sa contribution individuelle et faire son devoir d’homme. L’engagement individuel et collectif me paraît ainsi plus que jamais nécessaire.

Gérard Roth, Septembre 2021.


[1] Les conditions de l’émergence d’une pensée autonome ont profondément changé avec l’avènement des réseaux sociaux et le flux d’informations pulsionnelles et sensationnelles ininterrompu que nous subissons.

[2] La question reste encore ouverte si la pandémie est une simple production de la nature, un accident de laboratoire ou une conséquence de l‘anthropocène.

[3] Le dernier rapport du GIEC indique que la température du globe devrait monter de 5,2 °C à la fin du 21ème siècle si rien n’est fait pour réduire les émissions.

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