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L’école de la relation

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Dans cette interview croisée, Jean Jacques Wittezaele et Gérard Roth définissent les bases d’un projet pour une « école de la relation » dont la finalité est de permettre à des responsables venant d’horizons différents d’expérimenter et d’apprendre à interagir avec autrui de manière fluide et de faciliter le changement dans les organisations. 

GR : Jean Jacques, tu as derrière toi une longue expérience de thérapeute et tu as publié plusieurs ouvrages de référence dans le domaine de la thérapie stratégique et systémique. Tu pourrais te contenter de continuer à creuser ce sillon fertile. Qu’est ce qui te pousse à élargir ton champ de réflexion à d’autres domaines ?

JJW : Le modèle de thérapie que je pratique repose sur une vision interactionnelle du monde dans lequel nous vivons, une interdépendance entre tous les organismes vivants. Et tout en appliquant ses principes au domaine de la thérapie, j’ai découvert que c’est à construire un véritable « art de vivre ensemble » que cette approche invite.

Apprendre à mieux vivre en interaction avec les autres et soi-même est utile dans tous les contextes : dans la vie familiale, avec son conjoint, ses enfants, ses parents et amis, ses collègues de travail, de sport, etc. ; mais aussi dans certains métiers où l’interaction avec l’autre est centrale, comme l’enseignement par exemple : comment faciliter les rapports avec les élèves, les parents d’élèves, les enfants de l’immigration, leurs familles, etc. Ou encore dans le travail social. Et aussi, bien sûr, dans les entreprises et les organisations. Les rapports entre collègues au sein d’une équipe, les rapports d’autorité, les conflits, la résistance aux changements, le fonctionnement entre différents services ou avec la direction centrale, etc. il y a de nombreux phénomènes qui ont pour origine des relations entre individus ou entre groupes qui se passent mal, qui sont sources de tensions, de peurs, de conflits, d’oppositions irrationnelles.

Les compétences relationnelles, interactionnelles sont utiles pour tous les contextes dans lesquels nous interagissons les uns avec les autres. Dans un univers en constant changement, chacun doit pouvoir s’adapter de façon à assurer ses besoins essentiels, trouver des réponses aux difficultés inévitables de la vie quotidienne. Cela demande d’interagir de façon adéquate et différenciée.

Et toi Gérard, quel est ton intérêt dans cette démarche ?

GR : Comme tu le sais, je suis avant tout un praticien du management ayant exercé des fonctions de direction de filiales sur plusieurs pays en Europe. Mon cœur de métier était jusqu’à récemment la réflexion stratégique et sa mise en œuvre à travers des organisations. Je me suis ainsi tout naturellement intéressé aux théories des organisations et ai continué à me former puis à intervenir dans des formations de dirigeants. J’ai ensuite développé une activité de conseil de direction générale qui m’a permis d’élargir mon champ d’intervention dans des organisations de taille et de secteurs très divers.

Il est intéressant d’observer aujourd’hui que nous assistons à un véritable changement de paradigme avec l’avènement de la digitalisation et la vitesse et la profondeur des transformations qu’elle induit. Nous assistons à une forme de tsunami où des pans entiers d’activité industrielle sont remis en question par de nouveaux entrants sur le marché et ceci en un temps record. De nouveaux business modèles se développent sur des logiques de développement exponentiel à l’échelle planétaire. L’exigence du client prend de plus en plus le pouvoir sur la production. Dans le même temps, les aspirations des salariés à plus d’autonomie, à une meilleure prise en compte de leurs capacités individuelles d’innovation se sont largement développées. Ce mouvement général nécessite de nouveaux choix stratégiques, de nouvelles formes d’organisation et souvent de mener des restructurations douloureuses d’activités en déclin tout en développant simultanément de nouveaux produits, de nouveaux canaux de distribution, etc.

Les dirigeants sont ainsi sollicités de toute part et doivent faire face à des exigences souvent contradictoires. Beaucoup se rendent comptent qu’une grande partie de ce qu’ils ont appris et pratiqué n’est plus pertinent aujourd’hui. Ils ressentent le besoin de réinterroger leurs modèles de représentation et d’interaction dans leur entreprise et avec leur environnement et de développer de nouveaux apprentissages pour mieux s’adapter au monde actuel.

Je suis convaincu dans ce contexte de l’intérêt de la fertilisation croisée des disciplines consistant à transposer certains modèles comme celui de la thérapie stratégique et systémique au monde de l’entreprise. Bien entendu, ce n’est pas le seul modèle et je n’y vois pas de clé de lecture universelle et facile qu’un dirigeant pourrait plaquer mécaniquement sur une organisation. Car il nécessite autant un apprentissage pratique – en observant la réalité des interactions et des tentatives de solution apportées dans les organisations – qu’un apprentissage plus conceptuel. L’Ecole de la Relation peut être ce creuset facilitant un aller-retour constant entre expérience pratique et réflexion qui me paraît fécond pour élaborer des stratégies de changement des organisations plus fluides et mieux adaptées aux défis actuels.

Pourrais-tu nous rappeler, Jean Jacques, les principes de base du modèle thérapeutique stratégique et systémique ?

JJW : En fait, cette approche est directement dérivée de la cybernétique, cette « méta-discipline » qui s’intéresse aux relations dynamiques entre les constituants des systèmes, quels qu’ils soient, à leur organisation, à leur structure, aux processus.

Elle permet de décrire la façon dont ces interactions « fonctionnent » ; elle ne cherche pas à définir ce que « sont » ces constituants élémentaires, les êtres humains en l’occurrence, mais comment ils se transforment à mesure que les interactions se produisent. De ce point de vue, les théories sur ce que « sont » les choses ou les êtres sont des spéculations inévitablement réductrices, voire hasardeuses. Il vaut mieux savoir « comment ça marche » que « qu’est-ce que c’est vraiment ? » Plutôt que d’essayer de définir ce qu’est un schizophrène, n’est-il pas plus utile de savoir comment il interagit avec son environnement, ses proches, lui-même ? Et éventuellement chercher à interagir avec lui pour l’amener à trouver d’autres conduites moins pénibles pour lui et les autres

Plutôt que de rechercher des explications qui nous permettront de mieux comprendre et de mieux agir, apprenons en agissant. « Si tu veux voir, apprends à agir » disait le grand cybernéticien Heinz von Fœrster. Alors, si c’est l’action qui apporte les réponses, il s’agit donc d’une théorie du changement pourrait-on dire, une théorie de la transformation, de l’évolution. Appliquée aux relations humaines et aux organisations, elle permet de mieux comprendre comment les relations interpersonnelles s’enchainent, évoluent, peuvent se bloquer et tourner en boucles, et créer de la souffrance psychique chez les individus ou des tensions entre groupes d’individus qui en sont à la fois les auteurs et les victimes. Ce n’est pas la personne ou le groupe qui est « malade », c’est l’interaction qui dysfonctionne ! Changez la façon d’interagir face au problème, et vous changerez le comportement des personnes et soulagerez leurs tourments.

La bonne nouvelle, c’est que nous disposons aujourd’hui de connaissances pratiques permettant non seulement de formaliser les processus qui dysfonctionnent, que ce soit des troubles psychiques, des problèmes relationnels ou des blocages structurels, mais aussi de savoir comment procéder pour lever ces blocages, et même quelles techniques (des mouvements « logiques » plutôt que des recettes) utiliser pour induire plus de souplesse adaptative et soulager la souffrance.

Les différentes formes que peuvent prendre ces blocages ou ces rigidités – comme un évitement excessif de tout risque, une volonté de contrôle irréaliste du cours du monde, des croyances infondées, etc. – se retrouvent dans de nombreux contextes : la famille, les amis, les institutions, les organisations, les entreprises… et peuvent être corrigées suivant les mêmes logiques interactionnelles.

Je dois encore ajouter que cette façon d’aborder les difficultés ne fait pas référence à des façons idéales de se comporter, qu’elle est donc non normative et non pathologisante, qu’elle invite à comprendre et à reconnaître la vérité de l’autre, qu’elle recherche la cohérence plutôt que le sens ultime, et qu’elle nous incite à trouver notre propre voie pour le meilleur et pour le pire… Et c’est aussi cela qui m’a plu dans cette approche.

Gérard, en quoi est ce que cela te semble pertinent en entreprise ou dans des organisations ?

GR : j’ai été frappé dans les différentes organisations et pays où j’ai travaillé par l’effet normatif assez puissant qu’avaient les cultures d’entreprise et les styles de leadership de certains dirigeants. J’ai aussi remarqué que certaines entreprises étaient complètement prisonnières de leurs modes de fonctionnement et même si leurs dirigeants savaient intellectuellement ce qu’il leur fallait faire ils ne pouvaient pas se « tirer par les cheveux eux-mêmes pour se sortir du sable où ils s’enfonçaient » comme disait Watzlawick. Ils rejouaient sans cesse les solutions du passé qui renforçaient leurs problèmes plutôt que de donner de la souplesse.

La question n’était pas de nature purement intellectuelle et il ne suffisait pas simplement de concevoir une nouvelle stratégie plus pertinente et de la plaquer sur une organisation existante mais de développer une analyse plus en profondeur sur la réalité des interactions dans l’entreprise, les facteurs de blocage et de mettre en place une dynamique de changement embarquant émotionnellement les acteurs.

J’ai vu aussi à l’inverse que de réelles dynamiques de changement pouvaient être mises en œuvre rapidement à partir du moment où certaines pratiques bloquantes étaient déjouées. Il n’y a donc pas de fatalité : j’ai observé que certaines organisations dépensent une énergie considérable pour mettre en place des démarches vouées à l’échec là où d’autres appuient tel l’acupuncteur sur les nœuds énergétiques qui permettent de débloquer des tensions, de faciliter des évolutions de manière plus écologiques, moins traumatisantes pour les acteurs et surtout plus porteuses d’avenir.

J’ai aussi vu des consultants qui « savaient tout d’emblée » et déclinaient invariablement leurs stéréotypes là où d’autres essayaient de prendre le pouls de la réalité de l’entreprise, de sa culture et de ses interactions avec son environnement interne et externe, bref d’établir un vrai diagnostic stratégique et systémique, d’entrer en empathie avec les différents acteurs de l’entreprise avant de préconiser de nouvelles solutions.

D’où mon intérêt pour essayer d’aider les dirigeants à faciliter ces apprentissages subtils des modes et des logiques d’interaction dans les organisations. Et on voit qu’on est ici loin de recettes ou de clés de lecture théoriques.

Quel est ton point de vue Jean Jacques sur cette forme d’apprentissage tirée de ton expérience de formateur de thérapeutes ?

JJW : Tu touches là Gérard un point très important. L’école de la Relation ne consiste pas simplement à donner des clés de lecture. Ross Ashby, l’un des pionniers de la cybernétique, disait d’elle qu’elle enseignait « l’art de trouver son chemin », et l’école de la relation veut permettre à tout un chacun d’accéder à ces connaissances et d’acquérir les compétences qu’elle développe. Elle est avant tout fondée sur l’action et non sur l’analyse ou la compréhension intellectuelle. Plus qu’une clé de lecture, c’est une façon de gérer les interactions à mesure qu’elles s’actualisent au cours de l’échange. Comment les volontés, les intentions de chacun des partenaires d’une interaction, des conjoints, des parents et leurs enfants, des collègues de travail…, vont-elles pouvoir évoluer d’une façon qui va satisfaire les différentes parties ?

Même si on peut décider d’une stratégie a priori, une interaction est en grande partie imprévisible et il est intéressant de pouvoir remarquer et de saisir les opportunités à mesure qu’elles se présentent, corriger une intervention mal perçue ou un malentendu, à comprendre ce qui est important pour l’autre, comment il envisage les choses, etc.

Et cela on ne peut l’apprendre que si on le vit. Et c’est la méthodologie qui sera appliquée à l’école de la relation : un aller-retour permanent entre l’expérience et la compréhension réflexive, le développement d’une intelligence relationnelle par l’action stratégique. Une intelligence stratégique au service d’un « art de vivre avec les autres ».

Mais attention, il ne s’agit pas d’être naïf. Je ne crois pas que la communication puisse être a priori non violente, ou que l’on puisse prédire à coup sûr l’issue d’une interaction. Parfois, les conflits sont nécessaires, parfois, il vaut mieux renoncer, se séparer ou se protéger, que sais-je…Vivre c’est aussi défendre sa vie, son espace, son intégrité, son honneur, et on ne peut arriver à établir des bonnes relations si on n’est pas prêt à les mettre en péril pour assurer notre propre sécurité. L’idée n’est pas de faire « bien », mais de faire « le mieux possible ». C’est une approche pragmatique et réaliste : on fait avec ce qu’on a… Et on se trompe. Et on rectifie, et on en tire des leçons… Et c’est comme cela qu’on s’adapte et qu’on trouve sa propre voie. Enfin on essaie…

GR : Tu m’as dit Jean Jacques que tu as déjà appliqué ta démarche avec succès à une organisation très particulière, les Maisons de Justice en Belgique. Peux-tu élaborer là-dessus ? Plus globalement, penses-tu que la démarche stratégique et systémique peut s’appliquer à toute forme d’organisation ?

JJW : C’est une réussite dont je suis très fier. Un de mes collaborateurs de la première heure, criminologue, Henri Waterval, est devenu le responsable de formation des assistants de Justice chargés de veiller à faire respecter les mesures prises par les magistrats à l’égard des citoyens qui ont enfreint la loi : les mesures de libération conditionnelles, l’aide aux victimes, etc.

Leur travail auprès des justiciables comporte deux volets : le contrôle du respect des mesures, d’une part, mais aussi une aide pour y parvenir. Il s’agit donc, avant tout, de pouvoir établir une relation claire, explicitant toutes les contraintes et les enjeux en présence et permettant d’aider les justiciables à respecter les contraintes imposées. Un beau paradoxe ! Et c’est justement ce qui a intéressé les responsables, notre « solution » au paradoxe de l’aide contrainte. Ensuite, ils ont réalisé que la qualité de l’interaction entre les assistants de justice et leurs « clients » était essentielle pour qu’ils puissent mener à bien leurs missions : comment faire des entretiens rassurants avec des enfants ? Comment se conduire avec des personnes ayant des difficultés psychologiques, les paranos, les déprimés, les réticents, etc.

Tu vois, il ne s’agissait pas d’en faire des thérapeutes, juste de leur donner les compétences interactionnelles nécessaires pour mener à bien leur travail. Nous avons construit des programmes de formation adaptés à leur contexte. Et finalement la direction des Maisons de Justice a officiellement reconnu l’approche interactionnelle et stratégique comme référence épistémologique.

Donc oui, je pense que la démarche stratégique et systémique peut s’appliquer dans de nombreux contextes, moyennant une bonne connaissance du cadre institutionnel – et légal le cas échéant. Dans les écoles notamment. Comment les enseignants vont-ils interagir par exemple avec les élèves étrangers ? Comment vont-ils réagir avec leurs familles et leurs différences culturelles ou religieuses dans un climat respectueux ? Dans le travail social comme le montre l’exemple dont je viens de parler. Pour le personnel soignant dans les hôpitaux ou les cliniques, en psychiatrie… La grande difficulté des psychiatres consiste à pouvoir faire en sorte que les patients acceptent leur traitement. Comment contourner les résistances, comment établir une relation de confiance, gérer les crises ou réagir à un discours déraisonnable ? Etc.

Et il en va de même dans les entreprises et les organisations. Comment mobiliser ce collaborateur qui a tendance à s’isoler, comment rétablir un bon climat d’équipe, comment aborder ce supérieur parano ? Etc. Cela c’est pour l’aspect relations interpersonnelles, mais notre approche stratégique propose une autre façon d’aborder les problèmes de changements et de résistance au changement ou encore la conception d’une stratégie de restructuration, etc.

Mais ce qui est difficile à expliquer à quelqu’un qui ne connaît pas l’approche, c’est que c’est la façon même d’aborder ces difficultés qui est différente. Prenons déjà le premier contact avec la situation. La façon dont l’intervenant va chercher à comprendre ce qui se passe, donc le premier entretien entre le commanditaire et le consultant, va déjà induire des changements ! C’est ce que j’appelle « l’audit stratégique » : poser le problème de façon systémique et stratégique, c’est déjà l‘avoir transformé et rendu accessible à une solution opérationnelle (et non « idéale »). Mais il y a bien d’autres applications possibles au sein des entreprises. Comment présenter les nouveaux projets aux équipes de façon à les y intéresser ? Comment réagir aux objections, aux réactions de colère des employés ? Comment apaiser les craintes ? Etc., etc., je pourrais multiplier les situations dans lesquelles notre bon vieux rationalisme est mis en échec, nos explications balayées, notre bonne foi mise en doute, et qui réclament donc un changement de perspective, le recours à des actions différentes, décalées parfois, pour induire ou retrouver une dynamique de collaboration.

Permettre à chacun, le grand public comme les professionnels, de développer son intelligence relationnelle et aiguiser sa réflexion stratégique à travers une formation active, expérientielle, c’est cela le projet de l’école de la relation.

Un mot de conclusion pour toi Gérard ?

GR : Ce qui me semble intéressant Jean-Jacques c’est que nous venons d’horizons très différents mais nous sommes mus par une même conviction que le changement ne se décrète pas. Il faut l’aider, l’accompagner, le consolider, déjouer parfois des situations bloquées…et on ne réussit pas toujours ! Cet « art de vivre ensemble » que tu nous citais au début est une belle ambition ! Notre projet n’a rien d’exclusif et sera appelé à évoluer ; il serait intéressant d’y associer des personnes venant d’horizons différents, des anthropologues, des éthologistes, des médecins, des artistes, des associations, etc. pour renforcer la dynamique. Ce qui nous guide est de partir de situations et de problèmes interactionnels et organisationnels concrets vécus par les participants, d’alterner expériences vécues et apports plus théoriques, bref de faire appel à une méthode pédagogique elle-même en phase avec le nouveau paradigme. L’école de la relation, telle que nous l’envisageons, n’a donc rien de scolaire ou de dogmatique, elle s’inscrit dans une logique du vivant et se co-construit avec les participants.

 

Jean Jacques Wittezaele et Gérard Roth[1]

3 Octobre 2018

[1] Pour ceux qui souhaitent en savoir plus et connaître les publications des auteurs, consultez leurs sites respectifs

www.ecologie-esprit.com pour Jean Jacques Wittezaele

www.alternovo.com pour Gérard Roth

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